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Michel DAMADE
08/11/2023

Les jeunes et le numérique

Avant tout et contre bien des idées reçues, les usages bénéfiques du numérique par les jeunes sont rappelés. Les usages avec leurs risques sont ventilés en usages simples, abusifs et addictifs. La nécessité des interactions adultes-jeunes à propos de ces usages est soulignée.
Une adolescente regarde son telephone dans sa chambre

Intervention préparée pour une “Soirée Prévention”

M’adressant à un public divers avec jeunes, parents, élus et professionnels et compte tenu de toutes les peurs qui nous étreignent dès qu’on parle des risques d’Internet et des écrans pour les adolescents, je veux commencer mon propos en disant que, comme pour bien d’autres choses, ce n’est pas d'abord Internet ou, plus largement, “le numérique” qui est dangereux mais certains usages qui en sont faits, en tenant compte, en outre, de la vulnérabilité personnelle de chacun. 94 % des 15 -19 ans étaient équipés de smartphones déjà en 2021. 
Une enquête girondine commencée en 2020 montrait, entre autres, que 65 % des collégiens de Gironde avaient au moins un compte sur un réseau social. Les usages du numérique sont très massifs, très répandus et très divers.

Et je veux en souligner d’abord les usages bénéfiques :

Internet est une formidable source d’appropriation des connaissances
Pour la première fois dans l’histoire humaine, nos enfants ont accès, rapidement et dès qu’ils le souhaitent, aux savoirs les plus variés sans dépendre entièrement des enseignements délivrés par les adultes ni de l’acquisition de livres. Celui qui s’intéresse aux connaissances sur un thème donné se fera un plaisir de s’approprier par sa recherche active les savoirs les plus “pointus” sur le sujet. Google et Wikipédia sont des encyclopédies accessibles à tous et immédiatement. Ceci doit être rappelé, même si on sait que l'accès massif à des informations non triées ni hiérarchisées pour un sujet jeune ou fragile peut avoir des effets pervers.

Par ailleurs, on sait l’importance des liens sociaux entre adolescents. 
Ils sont nécessaires à leur développement psychologique et social pendant cette phase particulière de leur maturation. Et on sait à quel point tous les outils modernes sont utilisés par eux pour multiplier et renforcer les liens entre eux. J’ajoute que pour ceux qui, précisément, ont des difficultés à établir de bons liens avec leurs pairs dans la réalité quotidienne, les liens qu’ils établissent plus facilement avec des amis virtuels par Internet leur permettent de sortir d'un total isolement. Et, rappellons-nous:  que se serait-il passé lors des longues périodes de confinement dont beaucoup de jeunes ont tant souffert si des liens n'avaient pas été maintenus par Internet et les téléphones ?
Je me limite à ces deux aspects positifs mais rappelons-nous qu'il y en a bien d'autres: facilitation des stockages de données, facilitation de transmission de documents à distance et aussi source de détente à travers des jeux originaux.

Mais, bien sûr, je n’ignore pas les risques divers liés ou non à des abus ou des mésusages pendant cette période délicate de la vie des jeunes.

Beaucoup sont parfois décrits par les médias: le cyber-harcèlement et les usurpations d’identité. Il y a aussi des risques de séduction sexuelle de la part de quelqu’un qu’on prend pour un pair et qui peut être un pervers. Il y a le risque de séduction idéologique qui peut amener progressivement un jeune à adhérer aux idéologies les plus extrêmes djihadistes, néonazies, complotistes et autres.

De façon plus banale, le fait de diffuser des propos, des photos dégradants pour un jeune peut tomber sous le coup de la loi. Même si on retire rapidement ce qui a été posté inconsidérément, il est trop tard, ce qui a été posté s'est diffusé parfois largement dans l'établissement scolaire, le club de loisirs, la commune. Certains poussent aux violences, au meurtre parfois, ou au suicide de la victime.

Il y a donc toute une série de cas et de pratiques qui tombent sous le coup de la loi pénale et peuvent avoir de très graves effets. Mais ces situations souvent citées par la presse ne représentent  pas la majorité des pratiques avec le Numérique. Il faut cependant comprendre que les usages courants du numérique et des réseaux sociaux peuvent aussi poser toute une série de problèmes.

La tendance actuelle est que de plus en plus, sur les grands sujets d'actualité et de réflexion, les jeunes déclarent que leur source numéro 1 d'information vient d'internet à travers les réseaux sociaux. Or des algorythmes sont à l'oeuvre pour repérer le questionnement d'un jeune sur un thème pour lui proposer toujours plus des accès à des réponses orientées dans le même sens et à des groupes d'internautes cultivant les mêmes idées. Ainsi, les approches, loin d'être diversifiées, donnent le sentiment trompeur que l'on connaît une vérité sur un sujet puisque Internet le dit et que tous les commentaires des internautes convergent.

Il y a aussi tout simplement la question de l’effet produit par la découverte d’informations ou d’images mal supportées, mal comprises, que l’adolescent, surtout parmi les plus jeunes, est incapable de classer et de hiérarchiser: images sexuelles, images de violences… la seule parade aux conséquences funestes que cela peut avoir est la possibilité pour ce jeune d’en parler avec un adulte, parent ou adulte de confiance, qui l’aidera à exprimer son émotion et à relativiser  et comprendre  ce qu’il a découvert.
Et parmi les risques perçus par beaucoup d’adultes, il y a celui de l’addiction. Je ne compte plus les demandes parentales qui me sont adressées sur ce thème. “Il est toujours collé à son smartphone, il en oublie ce qu’il a à faire, presque de manger.  Addiction ! Docteur, que faire?”

Voilà pourquoi il semble utile ici de clarifier les choses.

L’addiction existe : j’ai consacré à ce problème la majeure partie de ma vie professionnelle de soignant. Mais elle n’est pas nécessairement là où on la désigne. 
Par rapport à une consommation de substance, légale ou illégale, par rapport à une pratique qui peut aller jusqu’à l’addiction, comme le jeu, il faut distinguer trois possibilités : les usages “simples”, les usages abusifs ou à risque, les usages avec dépendance. Seuls les derniers usages méritent la qualification d’addiction. Et contrairement à l’idée reçue (qui a la vie dure) dite de “l’escalade” qui voudrait que l’on passe presque inexorablement de l’un à l’autre, donc que le simple usage va nécessairement déboucher sur la dépendance, il est essentiel de ne pas tout confondre et de distinguer ces trois catégories

Usages “simples”

Avec les écrans, les réseaux sociaux, les jeux en ligne, les usages simples sont les plus fréquents parmi les adolescents. 
Ils sont récréatifs ou informatifs ou liés aux relations amicales. Ces usages peuvent laisser une place suffisante aux autres éléments de vie, autres loisirs et sports, vie scolaire, vie familiale… 
Les parents n’ont pas à s’en alarmer outre mesure. Il n’ont pas non plus à être sans cesse intrusifs. 
En revanche, il est nécessaire de montrer qu’on ne se désintéresse pas de ces usages, qu’on peut dialoguer à leur sujet : “Peux-tu me faire comprendre ce qui t’intéresse le plus dans ton jeu préféré? Fais-tu des connaissances nouvelles avec Internet?; il faut savoir trier le vrai du faux dans les informations qu’on reçoit et ne pas tout gober parcequ’Internet le dit, on peut en parler quand tu veux, etc…”. 
Aider l’adolescent à recevoir de façon critique et avec un peu de recul les informations et les images qu’il reçoit par Internet est une tâche difficile mais capitale pour un adulte proche en position d’éducateur. Tout n’est pas vérité dans ce qui est dit sur Internet.

Bien évidemment, il est dans le rôle éducatif des parents de ne pas méconnaître les types de jeux auxquels leur adolescent s'adonne. 
Trop souvent les jeux interdits aux moins de 18 ans sont largement utilisés par des collégiens sans que les adultes y prêtent attention. La violence, la philosophie aggressive et du triomphe du plus fort ou du plus transgressif sont trop souvent la toile de fond de jeux sur internet. 
Tout ceci peut devenir la norme chez de jeunes adolescents. De même la découverte de la sexualité à travers des films pornographiques qui laissent entendre que l'amour se résume à la satisfaction des corps et à l'usage du corps de l'autre comme objet pour sa satisfaction personnelle sans se soucier du consentement donne une orientation inquiétante à la vision des rapports amoureux chez de jeunes adolescents.

Dans tous ces cas, la parole d'un adulte est indispensable pour réaffirmer que ces approches sont réductrices, contestables et parfois inacceptables et qu'il existe heureusement de toutes autres manières de vivre les relations sociales et sexuelles. Mais cela ne se produira pas si on n'a pas l'habitude de dialoguer avec les ados sur leurs pratiques des écrans.
Dans ce rôle éducatif indispensable auprès d’un adolescent, on pensera aussi à le faire réfléchir à l’avance sur les effets que va avoir ce qu’il poste sur la toile. L’impulsion d’un moment fera publier quelque chose qu’on pourra regretter ensuite.  Un propos, une image, postés sur Internet peuvent blesser profondément celui qui est visé et cela n’est souvent pas du tout mesuré par celui qui les poste. Or, ce qui est posté sur Internet est publié définitivement (même si on le retire assez vite de son compte) et on en est responsable. Il faut rappeler la phrase: “sur internet un jour, sur internet toujours”.

De même, le parent a sur ce sujet comme sur d’autres son rôle de repère, de rappel des balises : il est naturel de fixer des cadres et des limites en temps et en heures quant à l’utilisation de l’ordinateur, en dehors des recherches qui seraient purement à des fins scolaires. Il faut savoir aussi baliser et limiter l'usage des téléphones. Il est recommandé d'éviter les écrans le soir car ils nuisent à l'endormissement.

Usages abusifs ou à risques

Il n’est pas rare de voir un jeune consacrer “trop” de temps à ses connexions. 
Il est dans le rôle normal des parents et des éducateurs, on vient de le dire, de lui rappeler les limites, de l’inviter à ne plus les dépasser… Mais cela peut ne pas suffire pour que tout se régularise. C’est un champ possible de conflit parent/adolescent occasion pour lui d’outrepasser la volonté parentale, d’affirmer la suprématie du lien et du cyberlien avec ses amis… 
Ceci peut donc entrer dans le cadre du processus adolescent sans être symptome d’une quelconque pathologie. Ce n’est pas une raison pour les parents de “laisser tomber” car même s’ils ne sont pas obéis, ils doivent continuer de tenir leur place structurante de repères.

L'abus du temps passé de façon virtuelle sur le numérique est au détriment du temps de la vie réelle, des rencontres non virtuelles, des activités autres, de la mobilité physique, des échanges familiaux. Le cercle des internautes est peut-être large, la vrai vie sociale risque de s'appauvrir et le corps de manquer des nécessaires exercices pour son bon développement. Le manque de sommeil va encore aggraver les choses.

Mais je veux évoquer aussi une autre possibilité dans ces usages abusifs (encore une fois, on pourrait tenir le même raisonnement pour un usage abusif d’alcool ou autre…). Je pense ici aux cas où cet usage est un signal, le signe muet d’un problème éprouvé par l’adolescent : difficultés scolaires, difficultés relationnelles, angoisses, voire passage dépressif. Il a alors tendance à se replier de plus en plus sur son écran. 
Ici, plus que jamais il est nécessaire d’ouvrir un dialogue: “Ta vie est déséquilibrée en ce moment et tu la fais pencher fortement vers ta tablette: en es-tu conscient ? Sais-tu toi même pourquoi ?, on peut essayer d’en parler, de comprendre ensemble…”

Même s’il ne se précipite pas sur la voie ouverte du dialogue, le fait de voir ses adultes proches s’intéresser à lui, essayer de le comprendre, soucieux de l’aider si besoin était, cela va l’aider en de nombreux cas à traverser une période plus difficile au lieu de se vivre comme définitivement inintéressant et incompris. 
A ce sujet, il faut qu'un parent admette que, parfois, l'adolescent arrivera a parler plus facilement à un adulte qui est hors du cercle familial. Un parent bienveillant qui pense que son ado a besoin de l'écoute et de l'appui d'un adulte, après avoir proposé d'être cet adulte,  ne doit surtout pas s'imposer comme l'interlocuteur obligé. Dire explictement que s'il arrive à dialoguer avec quelqu'un d'extérieur ne sera pas mal pris par le parent, au contraire.

Usages avec dépendance

Ici s’ouvre un autre chapitre. 
Il est différent du cas précédent où les usages abusifs sont rééls mais vont être réversibles et se réduire quand l’adolescent va mieux ou, simplement, mûrit. 
Là, nous entrons dans le champ proprement dit des addictions. On est dans une conduite qui s’inscrit dans la longue durée et n’est que peu sensible aux aides proposées pas plus qu’au rappel des limites ou au rappel des dangers. On est d'abord dans le déni du problème “T'inquiète, je gère”. 
Mais peu à peu on devient conscient que ces temps passés devant l'écran sont excessifs et au détriment d'autres choses, et cependant on n'arrive pas à les réguler. La privation brutale et contrainte provoque un vrai tableau de manque avec des effets psychiques et comportementaux parfois extrêmes.

Il n’y a pas, en général, de grande et durable addiction, quelle qu’elle soit, par hasard. 
Elle est le symptôme de quelque chose de profond qui fait problème. Ce quelque chose a souvent des racines de longue date et n’est pas consciemment connu du jeune ni de ses proches. Il y avait des “facteurs de vulnérabilité” qui ont fait que la rencontre d’Internet est venue brusquement prendre une grande place donnant au jeune le sentiment d’oublier, de continuer d'ignorer ou de dépasser son malaise diffus. La connexion est vite devenue un besoin impérieux qui rend tout manque insupportable. Ces cas sévères ne constituent qu’une minorité d’adolescents. L'étude menée à Martignas sur Jalles par l'équipe du Professeur Auriacombe il y a a peine un peu plus d'un an montrait qu'il y a addiction avérée dans environ 2% des cas, alors que les usages à risques ou abusifs représentent 40 %.  
Mais ceux qui sont ainsi prisonniers de leur dépendance requièrent des soins.

On comprend que l’aide des adultes telle que rappelée précédemment (proposer un dialogue bienveillant, rappeler les limites...) sera alors inefficace, en tous cas insuffisante, même si elle doit toujours rester ouverte: on n’a pas affaire à des difficultés conjoncturelles d’un adolescent mais à des difficultés structurelles, non visibles qui plus est. Ici le recours à des aides spécialisées est particulièrement nécessaire. Ces aides, d’ailleurs, ne doivent pas être ciblées sur l’adolescent seul. Elles concernent aussi les parents.
 

Mais, on l'a compris, quelque soit l'usage du numérique qui évolue sans cesse (nous n'avons pas parlé de l'IA et de la place à lui faire, par exemple) il nous concerne tous et devrait être de plus en plus objet d'échanges entre nous, adultes-jeunes, parents-adolescents, élèves-enseignants  et des adultes responsables entre eux, parents, enseignants, éducateurs, élus, dans la vie quotidienne. Voilà pourquoi des moments comme celui de ce soir sont particulièrement précieux.

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