Le temps du deuil ;
des repères classiques à la diversité clinique
Intervention à la Conférence « Penser la mort, panser le deuil » Bordeaux, 11 janvier 2023
Autant le reconnaitre tout de suite, cette question de la temporalité du deuil est si complexe qu’elle ne sera pas embrassée en totalité dans le petit temps dont je dispose. Mais, comme il existe dans la société de nombreuses idées reçues et simplificatrices sur les temps et les étapes du deuil et que ces points de vue deviennent parfois des sources de pression sociale qui peuvent lourdement peser sur les endeuillés eux-mêmes, je voudrais contester cette pression et rappeler quelques principes pour modifier nos regards sur les personnes, adultes, adolescents ou enfants en deuil.
Pour introduire cette approche en évitant de construire un discours surplombant à caractère scientifique, je cherchais à commencer par une référence tirée de la Littérature. Passant en revue des noms d’auteurs célèbres, la phrase de Boileau dans son « Art poétique » m’est soudain venue : « Enfin Malherbe vint… ». Malherbe ! Mais c’est bien sûr ! Malherbe va illustrer parfaitement mon propos bien qu’il se situe à la fin du XVIème et au début du XVIIème siècle.
Le voilà qui prétend venir au secours de son ami Du Perrier qui est plongé dans la dépression suite au décès de sa fille. Il lui dédie un poème devenu célèbre, les « Stances à Du Perrier », désigné à l’origine comme « Consolation ». Constatant la douleur durable de son ami, il va s’employer à la contester au nom de la raison. Tenons-nous bien : il ne fait pas dans l’empathie.
Ta douleur, Du Perrier, sera donc éternelle,
Et les tristes discours
Que te met en l’esprit l’amitié paternelle
L’augmenteront toujours ?
Le malheur de ta fille au tombeau descendue
Par un commun trépas,
Est-ce quelque dédale où ta raison perdue
Ne se retrouve pas ?
La douleur de ce deuil décuplée du fait du jeune âge de la défunte, Malherbe la balaye et la réfute : on l’imagine, doigt levé, faisant la leçon au malheureux Du Perrier :
Non, non, mon Du Perrier, aussitôt que la Parque
Ôte l’âme du corps
L’âge s’évanouit au-deçà de la barque
Et ne suit point les morts.
Voilà comment, avec les meilleures intentions du monde, Malherbe prétend consoler et soutenir son ami. Je doute qu’il y soit parvenu en lui reprochant d’éprouver ce qu’il éprouvait, en lui faisant la leçon et en l’accusant d’avoir perdu la raison.
Il lui offrait cependant des vers dont certains sont cités parmi les plus beaux de la Poésie classique :
… Et Rose elle a vécu ce que vivent les roses,
L’espace d’un matin.
De mauvaises langues ont relevé que dans son texte premier, Malherbe avait écrit plus platement « Et Rosette a vécu ce que vivent les roses ». Mais ne nous égarons pas.
Je ne vais pas quitter tout de suite Malherbe dans notre réflexion sur la temporalité du deuil. Des années après sa « consolation » invigorante à Du Perrier dans laquelle il jugeait la douleur de son ami trop intense et trop longue, Malherbe a connu à son tour la souffrance d’un père à la perte de l’un de ses fils. Adieu les belles certitudes, les injonctions martiales et les appels à la raison sur la façon pour un père de gérer le deuil de l’un de ses enfants. Des vers qu’il a écrits pour la mort de son fils, j’en cite deux :
… En cela ma douleur n’a point de réconfort
Et encore :
… Le trouble de mon âme étant sans guérison…
Il en restera profondément douloureux jusqu’à la fin de sa propre vie.
Quel intérêt que ce retour au début du XVIIème siècle ? Que chacun s’interroge dans sa vie d’aujourd’hui : n’avons-nous pas des idées toutes faites sur le temps du deuil ? N’avons-nous pas été témoin, voire victime, voire auteur de reproches à un endeuillé au motif qu’il ne réagit pas « normalement » ? Combien de fois ai-je entendu des adultes inquiets parce qu’un adolescent qui a récemment perdu un parent « ne manifeste rien » ? « Il ne pleure même pas », « ce n’est pas un sujet pour lui »… « Il faudrait qu’il parle », « il faudrait qu’il extériorise sa peine », « il faudrait qu’il accepte de l’aide »…
Par-delà les idées préconçues de chacun, nous sommes environnés et parfois imprégnés de conceptions des étapes du deuil comprises comme une norme qu’il serait inquiétant de ne pas respecter. C’est cette pression sociale qui redouble l’épreuve du deuil que je voudrais donc mettre en question.
Les descriptions les plus connues des étapes du deuil sont dues à Elisabeth Kübler Ross. Je les rappelle ici :
- Le déni
- La colère
- Le marchandage
- La dépression
- L’acceptation
Je ne voudrais pas réduire mon propos à une critique de cette description dans ses effets parfois néfastes et je formule d’abord deux remarques plus positives :
1. Elisabeth Kübler Ross a été la première à mettre en garde contre une compréhension rigide de sa description et le fait d’en faire un enchaînement obligé d’étapes se succédant dans cet ordre.
2. Dans l’expérience clinique de ceux qui, comme moi, écoutent les personnes en deuil, on va pouvoir aisément retrouver tel ou tel des aspects décrits.
Oui, le déni se rencontre souvent, notamment au début : « Ce n’est pas possible ! » « Je n’arrive pas à y croire… ».
Oui, il peut y avoir des moments de colère, avec toutes les cibles possibles, d’ailleurs : Dieu, le destin, l’entourage, les médecins, quand ce n’est pas le défunt lui-même « qui nous laisse dans cette terrible situation »…
Oui, la dépression est fréquemment rencontrée. La réaction dépressive à une perte est un processus qui n’a rien de pathologique ou d’anormal. On va y trouver les éléments classiques de la dépression : la tristesse, la douleur morale, la perte des motivations et du goût pour agir y compris pour ce qu’on aime habituellement, le sentiment d’impasse et d’être sans avenir heureux , l’asthénie, cette fatigue morale qui atteint le physique, des troubles du sommeil et de l’appétit. Et il s’y ajoute parfois des sentiments de culpabilité, d’autodépréciation, voire des pensées suicidaires comme issue à cette impasse…
Oui, l’évolution la plus courante se fait vers la cicatrisation progressive de cette blessure et la capacité à reprendre le cours de la vie en intégrant l’absence du disparu.
Mais ce qui est à retenir est que tout ceci n’obéit pas à une séquence obligée et -surtout- survient, ou non, avec une grande variabilité dans le temps, l’intensité ou la durée, selon les particularité de chacun.
Je rencontre régulièrement, dans le cadre de l’association, une mère de famille qui a perdu son jeune conjoint, père de leurs deux enfants, d’un infarctus brutal survenu au domicile il y a maintenant deux ans et demi. Pendant plus de deux ans elle n’a pas pu progresser dans le processus de deuil. Cette perte est injuste et inacceptable. Il n’est pas question d’envisager une vie, un avenir, sans le retour de cet homme. « Nous devons être quatre ». Le reste est proprement impensable. Alors, les amis, les proches, l’encouragent à aller de l’avant, à reprendre la vie, à reprendre son travail… Mais pour elle, ces injonctions ne font pas d’autre effet que celles de Malherbe à Du Perrier. Pour ne pas abandonner les tâches indispensables pour ses enfants, elle a accepté un traitement antidépresseur qui limite son asthénie. Mais elle se sent arrêtée dans le temps : elle voit bien qu’il s’écoule mais elle n’y participe pas. La pression sociale qui lui dit « tu devrais… » ne l’a pas remise dans la flèche du temps. Cependant, elle a tenu à revenir régulièrement me voir. Outre le fait que je l’aide dans sa fonction complexe de mère de ses enfants eux-mêmes en souffrance, elle me fait le crédit de la respecter, de comprendre où elle en est et ce qu’elle vit, de l’écouter sans lui faire des injonctions de changement. Et, de plus, elle sait que, de mon point de vue, cet arrêt prolongé dans l’investissement du temps a toutes les probabilités de prendre fin un jour tandis que pour elle cela reste irreprésentable. Je l’accompagne dans le respect des particularités de son deuil sans partager sa certitude d’avenir impossible. Voici que depuis ces dernières semaines, elle commence, à envisager, prudemment, en n’osant pleinement y croire, qu’elle va pouvoir écrire de nouvelles lignes sur son livre de vie. Se remettre prudemment en marche… Mais sûrement pas à marche forcée.
Avant d’en terminer, je veux faire quelques remarques sur le deuil chez les enfants et les adolescents. Il reste plus vrai que jamais que chaque cas est différent, mais je souhaite évoquer quelques particularités supplémentaires. D’abord il ne faut jamais oublier que enfants et adolescents vivent la perte et leur deuil au sein d’une famille elle-même endeuillée. Les membres survivants du groupe familial peuvent eux-mêmes être dans la souffrance et le désarroi. Alors, il n’est pas rare qu’un enfant ou un adolescent cherche à les épargner en occultant sa propre souffrance.
Sur les enfants, je m’en tiendrai à relever une seule particularité. Dans une phase dépressive, un enfant peut être facilement irritable, agressif, voire violent. Il est « à vif ». Cela est assez différent de l’adulte déprimé, asthénique et ralenti et peut contribuer à faire méconnaître sa dépression.
A propos des adolescents, là encore, on est plus que jamais dans le particulier de chaque cas. Mais il convient de se rappeler que l’adolescence, si elle est fondamentalement une période de conquête, d’ouverture à un nouveau chapitre de vie, est d’abord naturellement une période de pertes et de deuils. Il faut faire le deuil de la toute-puissance de l’enfant, de sa pensée magique, de son ignorance de l’irréversibilité de la mort ; il faut faire le deuil de l’infaillibilité des parents, du confort du nid familial. Et aussi, rappelons-nous que l’adolescent subit une triple mutation physique, psychologique et sociale avec le sentiment que les déterminants lui en échappent, notamment pour les transformations corporelles. Ainsi beaucoup sont habités d’une inquiétude par rapport à la normalité. « Dans toutes les transformations qui sont les miennes, suis-je bien normal ? » « Je me dois d’être un jeune à la hauteur ». Devant les pertes et les inquiétudes, les adolescents, naturellement, se trouvent des systèmes de blindages. Ne dites pas à un adolescent qu’il est en position dépressive : il le reçoit comme une insulte. Et l’un d’eux à qui on avait conseillé de demander de l’aide m’avait dit « Si j’ai besoin d’une aide d’un professionnel comme vous, c’est que j’ai raté mon adolescence ».
Donc, un adolescent face à la perte d’un parent va souvent différer le temps du deuil. Il ne veut pas en parler, ne veut pas qu’on lui en parle, encore moins qu’on l’aide. Il « gère », vit sa vie. On s’en étonne, on s’en inquiète autour de lui. Là encore, patience et respect ! Son entourage doit simplement lui faire savoir que si, à moment donné, il vient à souffrir de la perte, c’est normal et pas parce qu’il déchoit. Et qu’il n’est pas anormal que chacun gère à sa façon. J’en ai connu qui n’ont pu reconnaître leur souffrance que plusieurs mois parfois plusieurs années après et, alors, accepter l’aide de quelqu’un qui les écoute et les respecte.
J’en termine avec ce tour d’horizon et répétant ceci : Soyons respectueux, patients et bienveillants face à la diversité des manifestations extérieures possibles pour la traversée d’un deuil.