NOS ADOLESCENTS ET INTERNET

L’approche du “Psy”

 

M’adressant à des adultes en responsabilité parentale et compte tenu de toutes les peurs qui nous étreignent dès qu’on parle des risques d’Internet et des écrans pour les adolescents, je veux commencer mon propos en disant que, comme pour bien d’autres choses, ce n’est pas Internet qui est dangereux mais certains usages qui en sont faits, en tenant compte, en outre, de la vulnérabilité personnelle de chacun.

Et je veux en souligner d’abord les usages bénéfiques:

Internet est une formidable source d’appropriation des connaissances. Pour la première fois dans l’histoire humaine, nos enfants ont accès, rapidement et dès qu’ils le souhaitent, aux savoirs les plus variés sans dépendre des enseignements délivrés par les adultes ni de l’acquisition de livres. Celui qui s’intéresse aux connaissances sur un sujet donné se fera un plaisir de s’approprier par sa recherche active les savoirs les plus “pointus” sur le sujet. Ceci doit être rappelé, même si on sait, et nous allons en donner des exemples, que trop d’information tue l’information et que cela peut avoir des effets pervers.

Par ailleurs, on sait l’importance des liens sociaux entre adolescents. Ils sont nécessaires à leur développement psychologique et social pendant cette phase particulière de leur développement. Et on sait à quel point tous les outils modernes sont utilisés par eux pour multiplier et renforcer les liens entre eux. J’ajoute que pour ceux qui, précisément, ont des difficultés à établir de bons liens avec leurs pairs dans la réalité quotidienne, les liens qu’ils établissent plus facilement avec des amis virtuels par Internet leur permettent de sortir de leur isolement.

Mais, bien sûr, je n’ignore pas les risques d’abus et de mésusages pendant cette période délicate de la vie des adolescents.

Beaucoup viennent d’être très justement décrits par l’intervenante précédente: le cyber-harcèlement et les usurpations d’identité. Il y a des risques de séduction sexuelle de la part de quelqu’un qu’on prend pour un pair et qui peut être un pervers. Il y a le risque de séduction idéologique qui peut amener progressivement un jeune à adhérer aux idéologies les plus extrêmes djihadistes, néonazies, complotistes et autres.

Mais, avant ces extrêmes, qui sont loin d’être la majorité, il y a tout simplement la question de l’effet produit par la découverte d’informations ou d’images mal supportées, mal comprises, que l’adolescent, surtout parmi les plus jeunes, est incapable de classer et de hiérarchiser: images sexuelles, images de violences… la seule parade aux conséquences funestes que cela peut avoir est la possibilité pour ce jeune d’en parler avec un adulte, parent ou adulte de confiance, qui l’aidera à exprimer son émotion et à relativiser et comprendre ce qu’il a découvert.

Et parmi les risques perçus par beaucoup d’adultes, il y a celui de l’addiction. Je ne compte plus les demandes parentales qui me sont adressées sur ce thème. “Il est toujours collé à son ordinateur, il en oublie ce qu’il a à faire, il oublierait presque de manger. C’est une addiction, Docteur, que faire?”

Voilà pourquoi il semble utile ce soir de clarifier les choses.

L’addiction existe: j’ai consacré à ce problème la majeure partie de ma vie professionnelle de soignant. Mais elle n’est pas nécessairement là où on la désigne. Par rapport à une consommation de substance, légale ou illégale, par rapport à une pratique qui peut aller jusqu’à l’addiction, comme le jeu, il faut distinguer trois possibilités: les usages “simples”, les usages abusifs ou à risque, les usages avec dépendance. Seuls les derniers usages méritent la qualification d’addiction. Et contrairement à l’idée reçue (qui a la vie dure) dite de l’escalade qui voudrait que l’on passe presque inexorablement de l’un à l’autre, donc que le simple usage va nécessairement déboucher sur la dépendance, il est essentiel de ne pas tout confondre et de distinguer ces trois catégories.

Usages “simples”

Avec les écrans, les réseaux sociaux, les jeux en ligne, les usages simples sont les plus fréquents parmi les adolescents. Ils sont récréatifs ou informatifs ou liés aux relations amicales. Ces usages peuvent laisser la place aux autres éléments de vie, autres loisirs et sports, vie scolaire, vie familiale… Les parents n’ont pas à s’en alarmer outre mesure. Il n’ont pas non plus à être sans cesse intrusifs. En revanche, il est nécessaire de montrer qu’on ne se désintéresse pas de ces usages, qu’on peut dialoguer à leur sujet: “Peux-tu me faire comprendre ce qui t’intéresse le plus dans ton jeu préféré? Fais-tu des connaissances nouvelles avec Internet?; il faut savoir trier le vrai du faux dans les informations qu’on reçoit et ne pas tout gober parce qu’Internet le dit, on peut en parler quand tu veux, etc…”. Aider l’adolescent à recevoir de façon critique et avec un peu de recul les informations et les images qu’il reçoit par Internet est une tâche difficile mais capitale pour un adulte proche en position d’éducateur. Tout n’est pas vérité dans ce qui est dit sur Internet.

Dans ce rôle éducatif indispensable auprès d’un adolescent, on pensera aussi à le faire réfléchir à l’avance sur les effets que va avoir ce qu’il poste sur la toile. L’impulsion d’un moment fera publier quelque chose qu’on pourra regretter ensuite. Un propos, une image, postés sur Internet peuvent blesser profondément celui qui est visé et cela n’est souvent pas du tout mesuré par celui qui les poste. Or, ce qui est posté sur Internet est publié définitivement et on en est responsable.

De même, le parent a sur ce sujet comme sur d’autres son rôle de repère, de rappel des balises: il est naturel de fixer des cadres et des limites en temps et en heures quant à l’utilisation de l’ordinateur, en dehors des recherches qui seraient purement à des fins scolaires.

Usages abusifs ou à risques.

Il n’est pas rare de voir un jeune consacrer “trop” de temps à ses connexions. Il est dans le rôle normal des parents et des éducateurs, on vient de le dire, de lui rappeler les limites, de l’inviter à ne plus les dépasser… Mais cela peut ne pas suffire pour que tout se régularise. C’est un champ possible de conflit parent/adolescent occasion pour lui d’outrepasser la volonté parentale, d’affirmer la suprématie du lien et du cyberlien avec ses amis… Ceci peut donc entrer dans le cadre du processus adolescent sans être symptome d’une quelconque pathologie. Ce n’est pas une raison pour les parents de “laisser tomber” car même s’ils ne sont pas obéis, ils doivent continuer de tenir leur place structurante de repères.

Mais je veux évoquer aussi une autre possibilité dans ces usages abusifs (encore une fois, on pourrait tenir le même raisonnement pour un usage abusif d’alcool ou autre…). Je pense ici aux cas où cet usage est un signal, le signe muet d’un problème éprouvé par l’adolescent: difficultés scolaires, difficultés relationnelles, angoisses, voire passage dépressif. Ici, plus que jamais il est nécessaire d’ouvrir un dialogue: “Ta vie est déséquilibrée en ce moment et tu la fais pencher fortement vers ton ordinateur: en es-tu conscient? Sais-tu toi même pourquoi?, on peut essayer d’en parler, de comprendre ensemble…”

Même s’il ne se précipite pas sur la voie ouverte du dialogue, le fait de voir ses adultes proches s’intéresser à lui, essayer de le comprendre, soucieux de l’aider si besoin était, cela va l’aider en de nombreux cas à traverser une période plus difficile au lieu de se vivre comme définitivement inintéressant et incompris.

Usages avec dépendance.

Ici s’ouvre un autre chapitre. Car, à la différence du cas précédent où les usages abusifs sont rééls mais vont être réversibles et se réduire quand l’adolescent va mieux, dans les grandes addictions, on est dans une conduite qui s’inscrit dans la longue durée et n’est que peu sensible aux aides proposées pas plus qu’au rappel des limites ou au rappel des dangers. Car il n’y a pas, en général, de grande et durable addiction , quelle qu’elle soit, par hasard. Elle est le symptôme de quelque chose de profond qui fait problème. Ce quelque chose a souvent des racines de longue date et n’est pas consciemment connu du jeune ni de ses proches. Il y avait des “facteurs de vulnérabilité” qui ont fait que la rencontre d’Internet est venue brusquement prendre une grande place donnant au jeune le sentiment d’oublier ou de dépasser son malaise diffus. La connexion est vite devenue un besoin impérieux qui rend tout manque insupportable. Ces cas sévères ne constituent qu’une petite minorité d’adolescents.

On comprend que l’aide des adultes telle que rappelée précédemment sera alors inefficace, même si elle doit toujours rester ouverte: on n’a pas affaire à des difficultés conjoncturelles d’un adolescent mais à des difficultés structurelles non visibles, qui plus est. Ici le recours à des aides spécialisées est particulièrement nécessaire. Ces aides, d’ailleurs, ne doivent pas être ciblées sur l’adolescent seul. Elles concernent aussi les parents.

Docteur Michel DAMADE

Intervention faite dans le cadre de la Conférence-débat

Interétablissements “Parent connecté en 2016”

Bègles, le 17 novembre 2016